Antispécistes, juifs et athées


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Reproduit ici par autorisation de son auteur Jérôme Segal. Paru dans Véganes, n°2, octobre 2017, pp. 144-145 (version auteur)

Beaucoup de Juifs ont vécu et vivent encore leur judaïté, le fait d’être juif, à travers une forme d’engagement inconditionnel. C’est ce qui explique, d’un point de vue à la fois sociologique, historique et philosophique, leur surreprésentation dans de nombreuses causes, comme les révolutions des XIXe et XXe siècles, le développement
de l’espéranto ou la lutte auprès des Noirs pour les droits civiques aux États-Unis (du milieu des années 1950 à 1968). On trouve aussi beaucoup de personnalités juives dans l’essor du mouvement antispéciste. Est-ce lié à leur judaïté ?

Bien entendu, il n’est aucunement question de prétendre à un quelconque monopole des Juifs dans l’essor de l’antispécisme ou du véganisme, simplement d’exposer comment, pour certaines personnes, l’engagement pour la cause animale a pu fournir une cohérence identitaire. Pour beaucoup, être juif suppose d’adopter la religion juive. Dans son essai sur Le végétarisme et ses ennemis, Renan Larue consacre une dizaine de pages au « dieu omnivore » des Juifs, un peu moins spéciste que celui des chrétiens, mais sans prendre en compte le fait que bon nombre de Juifs sont athées ou agnostiques, l’esprit des Lumières devant pour eux prévaloir. Isaac Bashevis Singer (1902-1991), par exemple, résume sa position dans cette maxime : « Une voix du ciel devrait être ignorée si elle ne vient pas du côté de la justice ». Écrivain de langue yiddish, lauréat du prix Nobel de littérature en 1978, il déclare dans un de ses textes : « Je ne peux jamais accepter l’inconsistance ou l’injustice. Même si cela vient de Dieu. » Or, il s’agit de la préface d’un livre… sur le végétarisme ! Ses mots sont clairs : « Ceci est ma protestation contre la conduite du monde. Être végétarien, c’est ne pas être d’accord – refuser aujourd’hui l’ordre des choses [1]. » Dans quatre de ses nouvelles, il fait d’ailleurs intervenir le végétarisme et l’une des répliques d’un personnage de « The Letter Writer » (1982), s’adressant à une souris, a fait couler beaucoup d’encre :

Que savent-ils, tous ces érudits, tous ces philosophes, tous les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’un comme toi ? Ils se sont persuadés que l’homme, l’espèce la plus pécheresse entre toutes, est au sommet de la création. Toutes les autres créatures furent créées uniquement pour lui procurer de la nourriture, des peaux, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka.

Il y a bien des similitudes dans le fonctionnement des abattoirs et des camps d’extermination qui ne peuvent être ignorées : un savant mélange de tromperie, d’intimidation, de violence corporelle et de rapidité est par exemple nécessaire pour réduire autant que possible le risque de panique ou de résistance qui pourrait gêner le « bon déroulement » du procédé exécuté à la chaine. Le travail à la chaine a d’ailleurs été conçu au début des années 1920 dans les abattoirs de Chicago, avant d’être repris par Henry Ford dans l’industrie automobile. Il n’est pas anodin non plus que le dernier commandant du camp d’extermination de Treblinka, Kurt Franz, ait été boucher de formation [2].

Cette comparaison établie pour la première fois si clairement par Isaac Bashevis Singer, audacieuse pour les un.e.s, choquante pour les autres – cela dépend surtout de la locutrice ou du locuteur, de l’objectif et du contexte –, est essentielle. On la retrouve chez de nombreux penseurs comme Theodor Adorno qui écrivait « Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit : ce ne sont que des animaux. » Bien sûr, ce parallèle ne vise en rien à diminuer l’horreur des camps nazis. Il s’agit plutôt, comme avec les vidéos tournées dans les abattoirs, de dénoncer des horreurs, de faire prendre conscience au public de la souffrance animale, en général invisible à cause d’une fétichisation de la marchandise : la barquette de viande en supermarché ne laisse rien entrevoir des conditions de sa production.

Judaïté et judaïsme

La judaïté décrit l’ensemble des façons d’être juif et ne peut se résumer au judaïsme, une simple religion parmi d’autres. Les Juifs athées cherchent en général ailleurs que dans la Torah le fondement de leur identité. Cela peut-être dans le cosmopolitisme, le souvenir de la
Seconde Guerre mondiale, l’attachement à des traditions, mais aussi, pour certain.e.s, dans une solidarité inconditionnelle et un sentiment de révolte exacerbé face aux injustices. Dans ce dernier cas, le combat antispécisme peut jouer un rôle primordial. Les Juifs ne sont pas bien sûr pas les seuls à s’engager dans l’antispécisme ; ils ont cependant joué un rôle essentiel. N’est-ce pas un juif qui a signé La Libération animale, en 1975 ? Interrogé sur le rôle éventuel de sa judaïté dans sa démarche, Peter Singer, qui se définit comme « juif
athée », répond :

Mon point de vue et mon état d’esprit ont certainement été déterminés par le fait que j’étais juif, mais pas d’une manière consciente. Dans le mouvement de libération animale, j’ai trouvé beaucoup de gens d’origine juive. Je ne sais pas très bien pourquoi. Je veux dire, il y a des raisons négatives : je pense que dans un contexte spécifiquement catholique les gens ont été élevés en pensant que les animaux étaient inférieurs et ne comptaient pas vraiment, car ils n’avaient pas d’âme et n’étaient pas faits à l’image de Dieu[3].

Pour Peter Singer, l’antispécisme est un nouvel humanisme. Il s’inscrit par là dans une tradition, très présente chez les Juifs athées, marquée par la domination de la raison et de l’éthique sur le religieux ou le superstitieux.

Pour des dizaines d’autres Juifs, c’est l’expérience des persécutions et des camps qui explique l’engagement dans la cause animale. Ainsi, Lucy Kaplan, fille de deux rescapés qui se sont connus juste à la fin de la guerre, en Autriche dans un « camp de personnes déplacées », explique qu’elle est « certaine d’avoir en partie été attirée par la libération animale parce qu’elle perçoit des similitudes entre l’exploitation institutionnalisée des animaux et le génocide nazi [4] ».

Pour sa part, après avoir magistralement décrit dans Si c’est un homme comment les déportés se sentaient devenir proches des animaux non humains, Primo Levi leur a consacré pas moins de 11 essais. Dans un texte intitulé « Contre la douleur », il écrit notamment:

Les animaux doivent être respectés […]. Non parce qu’ils sont « bons » ou parce qu’ils nous sont utiles (tous ne le sont pas), mais parce qu’une loi gravée en nous, et reconnue par toutes les religions et codes de lois, suppose que nous évitions de causer de la douleur aux humains et à toute créature capable de la ressentir. […] Je ne pense pas que la vie d’un corbeau ou un criquet vaille autant que celle d’un
humain ; on peut même douter qu’un insecte sente la douleur de la même façon que nous, mais les oiseaux ressentent probablement la douleur et les mammifères avec certitude. C’est la tâche difficile de tous les êtres humains que de réduire autant que possible le volume énorme de cette « substance » qui empoisonne toutes les vies, la douleur sous toutes ses formes [5].

Dans cette perspective, les techniques d’abattages rituels des animaux, qu’il s’agisse du rituel casher pour les juifs ou halal pour musulmans, ne peuvent être considérées que comme des archaïsmes indéfendables, à ranger avec la corrida, la chasse à courre, les
mutilations sexuelles sur mineurs (circoncision, excision…) ou les combats de coqs. Dans tous ces domaines, des voix juives se font entendre, des voix qui montrent qu’on peut notamment être antispéciste car on se sent juif et athée.

 

Jérôme Segal est historien, journaliste et auteur de Athée et Juif. Fécondité d’un paradoxe
apparent (Éditions Matériologiques, 2016), ouvrage dans lequel il développe en un chapitre
les idées évoquées dans ce texte.

[1] Steven Rosen, Food for the Spirit : Vegetarianism and the World Religions, Bala Books, 1987, p. i.

[2] Tout ceci fait l’objet du livre de Charles Patterson, Un éternel Treblinka. Des abattoirs aux camps de la mort,
Calmann-Lévy, 2008. On y retrouve en exergue la citation d’Isaac Bashevis Singer.

[3]Entretien avec Peter Singer à Vienne, Autriche, le 19 juin 2016.

[4]Dans le chapitre 6 du livre de Charles Patterson.

[5]Primo Levi, « Contro il dolore », dans L’altrui mestiere, Saggio, 1985.

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